Apparemment, les moyens de communication se développent
à une vitesse étonnante. En France, vingt millions de
personnes regardent la télévision le tirage des
journaux augmente les livres de poche, à la portée de
tous, se multiplient. Aux Etats-Unis, nous constatons un
phénomène analogue mais beaucoup plus poussé.
Les satellites, qui tournent sans arrêt autour de nous,
permettent aujourd'hui une communication internationale qui ne se
souvient de cet instant d'émotion intense et de communion
où le monde entier a pu voir le premier homme fouler de son
pied le sol de la lune ?
Apparemment donc, tout va bien, les oppositions entre les hommes
devraient diminuer, les rivalités s'atténuer, les
obstacles. tomber. Du moins, las conditions techniques pour cela sont
réunies. Or, tout le monde peut constater que c'est le
contraire qui se produit: les nationalismes, les particularismes
régionaux s'exacerbent, l'agressivité de l'homme pour
l'homme s'amplifie les conditions de vie sont telles que nous
aboutissons à cette évidence anormale l'homme est un
îlot entouré de mines. Le langage, cet Instrument de
communication, est contesté par ceux-là mêmes qui
ont pour mission de réfléchir sur Sa fonction et son
emploi. Alors ? Tout se passe comme si la haute technicité de
notre époque, à l'égale de nulle autre,
créait les conditions réelles d'une communication,
à la fois pour donner l'illusion d'une vraie communication et
pour compenser par cette illusion le fossé tragique et comme
obligé dont chaque individu est condamné à
être entouré. De cette constatation nous tirons la
conclusion suivante: la communication est une nécessité
et une impossibilité une nécessité fondamentale
et une impossibilité circonstancielle, l'image de cette
nécessité devant masquer cette impossibilité.
Illustrant ce paradoxe, une récente exposition Machines
à se retrouver " de Roland Baladi est venue à point
nommé pour dénoncer, relancer et peut-être
restituer le problème de la communication.
AU COEUR D'UN MONDE ETRANGE
Une avenue encombrée, une impasse, une porte semblable
à beaucoup d'autres, et vous voilà au cœur d'un monde
inconnu, secret, mystérieux ; d'un mystère qui suscite
le rêve et la réflexion et que les machines ont
aujourd'hui le pouvoir et le privilège de créer. C'est
dire que, Si vous échappez au réel pendant quelques
dizaines dé minutes, ce n'est pas en vertu d'une alchimie ou
d'une puissance surnaturelle, mais des possibilités
mêmes qu'offre le réel, selon une secrète
combinaison. Dès l'abord, vous êtes confronté
à une "Horloge à pointer "dans laquelle vous
insérez une carte pré-imprimée aux longitude et
latitude exactes de l'atelier-exposition, marquant ainsi l'heure
universelle (Greenwich). D'emblée, vous êtes
amené aux limites de votre espace personnel et
déterminé dans l'univers vous êtes
vous-même, un individu, n'importe qui pénétrant
dans ce lieu, en même temps que le regard de Sirius, englobant
ce lieu dans l'univers. Prolongeant cette invitation, tout autour
d'une salle, un ensemble de dix Pochoirs " présentent, selon
un travelling arrière, la situation géographique de
l'endroit où vous vous trouvez. Vous vous découvrez par
rapport aux rues avoisinantes, au quartier, à
l'arrondissement, à Paris, à la région
parisienne, à la France, à l'Europe, pour finir
à quelques kilomètres du globe terrestre. Et sur
l'en-semble de ces Pochoirs ", une même indication vous
rappelle les frontières de votre espace : un carré
rouge précisant la longitude et la latitude de
l'atelier-exposition.
COMMUNIQUER DANS UNE SALLE OBSCURE
C'est avec le sentiment double de vos propres limites et de votre
universalité que vous pouvez maintenant aborder les
Machines-outils ". Vous pénétrez dans une salle obscure
tra-versée de fins faisceaux lumineux. comme autant de sautoirde clartés. Intimidé, vous hésitez à
saisir l'un de ces huit pro-jecteurs déjà chauds par
quelques heures d'utilisation. Enhar-di par l'exemple d'autres
visiteurs, vous finissez par remuer l'appareil devant vous,
déplaçant ainsi le faisceau lumineux sur " le Mur
à graffiti éphémères ". Vous formez alors
des dessins que le mur retient et qui s estompent au bout d'une
minute environ. Vous inventez des slogans et, sur l'invitation d'un
faisceau lumineux voisin, vous mariez vos paroles et vos dessins
à ceux des autres ; vous complétez l'inachevé,
vous proposez, vous suggérez et vous répondez aux
suggestions des autres dans un langage muet mais sans accrocs,
établissant une harmonie incessante. La figure évanouie
force votre ima-gination à renouveler les formes; vous vous
pressez de finir ce dessin dont les premières lignes ne sont
plus qu'un souve-nir et vos formes se superposent au souvenir,
elles-mêmes promesses de souvenir. Au bout de quelques minutes,
vous constatez que " le Mur à graffiti
éphémères ", témoin de votre "
création sans lendemain (Camus), présente un dessin
uni-que que huit projecteurs ont accompli. Où est votre trace
? Où sont les formes qu'avec application vous avez
élaborées ? Avant de s'évanouir une fois de
plus, elles se sont fondues dans celles des autres,
intégrées à ce désordre grandiose
grâce auquel, pendant de courts instants, une Harmonie a pu
être établie entre huit Personnes.
Selon le même principe d'un mur phosphorescent, R. Baladi
vous présente " Kayal el-Zeil " (traduction : la trace de
l'ombre). Un bruit quelconque, une chiquenaude, une voix qui
brusquement s'élève déclenchent un éclair
qui fige votre ombre sur un mur. Passée la première
surprise, c'est l'imagination qui l'emporte, et vous sautez, vous
plongez, vous vous tendez la main et toujours allez à la
rencontre de votre ombre souf-flée sur le mur. Une image
chasse l'autre et bientôt vous en venez, avec l'aide d'autres
visiteurs, à composer des tableaux aussi
éphémères que l'émotion
éprouvée
L'OEIL ELECTRONIQUE VOUS REGARDE
Au cours de vos déplacements dans l'atelier-exposition,
vous remarquez que vous êtes guetté par des yeux
électroniques invisibles. A chaque mouvement que vous faites,
un déclic se produit et vous découvrez bientôt
qu'aucun de vos gestes n'échappe à l'oeil qui les
comptabilise : des appareils d'affichage comptent les gestes du
public. Alors vous cherchez à ruser avec la machine ; vous
vous mettez sur la pointe des pieds et vous avancez le plus lentement
possible pour faire croire à la machine que vous êtes
immobile. Mais votre ruse ne peut tromper le " Motion Counter " qui,
inexorablement, comptera 372, 373, 374. Déçu, vous
essayez de sortir du champ de vision de l'oeil électronique.
Encore un pas, et un autre déclic se pro-duit: c'est te second
compteur de gestes qui vient de vous surprendre.
Découragé, vous vous tournez vers une horloge mar-quant
une heure fausse; vous avez la nouvelle surprise de voir que
l'aiguille trotteuse est mue par vos déplacements et qu'elle
s'arrête dès que vous cessez de bouger. Son auteur l'a
joliment appelée : " le Temps bougé"
UN LANGAGE QUI SE FIGE
La présence insolite de deux cabines
téléphoniques attire votre attention ; vous vous
approchez et lisez cette curieuse appellation : "
Otorhinolaryngophobe ". Vous êtes invité à
pénétrer dans la cabine, à porter un casque muni
d'un microphone et à communiquer avec la personne qui se
trouve dans la deuxième cabine. Aussitôt que vous
prononcez vos premières paroles, vous êtes frappé
d'incapacité de parler: le son de votre voix parvient à
vos oreilles par les écouteurs, avec quelques fractions de
seconde de retard et vous vous sentez happé par ce que vous
venez de dire, au point que vous ne pouvez plus dire un mot.
Votre interlocuteur est, de son côté, témoin
de votre incapacité de parler, comme vous-même vous
êtes témoin de son incapacité de se moquer de
vous. Vous sortez de la cabine bien vite, mais c'est pour vous
trouver nez à nez avec "Coco ", le perroquet-machine.
Pour rire, vous dites un mot et vous vous entendez aussitôt
vous faites une phrase et " Coco "répète votre phrase;
vous voulez prendre en flagrant délit ce perroquet sans
plumes et pourtant en-fermé dans une cage : vous par-lez de
plus en plus vite, vous riez, vous hurlez et, toujours en
écho, votre voix vous parvient, à peine
déformée... surveillance des machines. Il s'agit plutôt de prendre
conscience que nous existons et que, quels qu'ils soient, nos
mouvements laissent une trace, au point même que, devant
l'horloge à voir bouger le temps, nous fabriquons notre propre
temps. De la même façon, l'expérience apparemment
négative de la cabine téléphonique devrait nous
inciter non à nous méfier de la machine, mais, à
travers un cas limite, à nous méfier de nos mots, de
notre tendance à parler pour ne rien dire : en
écoutant notre voix peu après avoir prononcé
quelques paroles, c'est l'inanité de notre langage qui nous
frappe et nous découvrons en nous la présence du
même et de l'autre. |
|
Nous sommes dissociés de notre
propre voix et cette dissociation est éclate-ment et prise de
conscience. " Il s'agit, déclare Baladi, de " dépasser
l'intuition qu'un homme peut avoir de lui-même pour " le
ramener à la réalité de lui-même ; assez
de littérature, un " peu plus d'expérience. Eprouvons
avec notre être entier, " muscles et chair compris, la
réatité. " C'est à un procès du langage
courant que nous sommes conviés ; un peu comme dans " la
Cantatrice chauve " de lonesco. A cet égard, l'atti-tude
générale du public devant " Coco ", le
perroquet-machine, est très significative ; en effet, que
dit-on à un perroquet, sinon les phrases et les expressions
les plus banales ? Et le public, devant " Coco ", adapte son langage
à la machine : " Bonjour, "Coco ", " Ça va, Coco ? ",
etc., et la machine va révéler l'in-signifiance des
propos. Devant cette image sonore de nous-mêmes, nous sommes
comme frappés de psittacisme, nous devenons perroquets
vivants. Baladi a choisi de nous faire vivre cette expérience
limite au lieu de nous l'expliquer ou de nous la représenter.
L'ARTISTE CEDE LA PLACE A PUBLIC
A aucun moment nous ne devons nous sentir passifs. Toutes les
machines-outils, sans exception, exigent que nous prenions part
à l'expérience individuelle ou collective qui
s'élabore. Ces machines ne sont pas des objets-spectacles :
elles sont témoins du spectacle que nous leur infligeons ;
elles nous regardent, se souviennent de notre mouvement et restituent
à leur manière leur témoignage. L'artiste
moderne cède la ~lace au public qui découvre sa
vérité, qui se retrouve par l'intermédiaire des
machines.
ENCORE DES BALLONS POUR MIEUX COMMUNIQUER
On peut alors considérer celles-ci comme partie
intégrante d'une nouvelle forme de communication :
l'animation. A cet égard, il est intéressant de savoir
que, quelques jours avant le vernissage de son exposition, Baladi a
organisé un " événement " sur les
Champa-Elysées. Il s'agissait de lancer du haut
de l'avenue une dizaine de ballons rouges d'environ 1,50
mètre de diamètre et de voir les réactions des
promeneurs. Après quelques minutes d'étonnement et
d'hésitation. et poussés par l'exemple des enfants,
attirés spontanément par le jeu, les Parisiens ont
commencé à lancer les ballons, à jouer, comme en
vacances ou comme dans leur souvenir. D'emblée il s'est
établi une atmosphère de gaieté, de
jovialité et de camaraderie. La Fête régnait. Par
le simple fait de donner un coup de poing dans un ballon, chaque
passant créait un lien avec plusieurs autres. Le jeu, dans la
fête, éliminait les distances, établissait,
pendant une heure et demie, une Harmonie spontanée. Sans
prétendre vaincre les problèmes sociaux en profondeur,
l'ani-mation a consisté à provoquer un "
événement " : une situation propice et un " outil
grâce auxquels nous pouvons susciter la fête, rompant,
l'espace de quelques minutes, la solitude d'une promenade urbaine.
Dans un coin de l'atelier-exposition, un pro-jecteur de diapositives
rappelait l'"événement " des Champs-Elysées
C'est le même type de relations entre les participants qui
s'instaure soit devant " le Mur à graffiti
éphémères ", soit avec le ballon rouge du "
Soundthetizer ". Le public est intégré à la
fabrication du spectacle; et bientôt la machine disparaît
devant la richesse des communications. Si, au départ, la
relation s'établit entre une personne et la machine (" Mur
à graffiti éphémères 3, ballon) sous la
forme P>M, la réponse de la machine crée une relation
réciproque P>M. Mais le plus important, c'est la relation
entre deux personnes, participant ensemble au spectacle par exemple.
deux personnes jouant au ballon ou dessinant ensemble sur le mur phosphorescent. Le type
de relation est alors le suivant: M>P .A la limite, seules importent
les relations entre les personnes, au-delà même de la
machine, ce qui justifie son nom de machine-outil. Dans ce cas, la
richesse des communications est très grande:
Leur nombre équivaut au produit du nombre de
personnes par ce même nombre moins un: NC = NP(NP-1). Cette
formule prouve à elle
seule l'intérêt de ce type de situation où,
spontanément, sans recours à la langue ni aux signes,
de nombreuses communications s'établissent entre des personnes
participant à une expérience
LA COMMUNICATION, LA SOLITUDE ET LE DESIR (DE L'AUTRE)
L'animation, l'expérience collective ont certes
établi entre les gens une communication réelle, tacite,
muette, au niveau de la sensation de plénitude et d'oubli de
soi. Mais toute commu-nication est prolongement de soi, même
dans l'Autre, et les " Machines à se retrouver "
révèlent à chacun, au sein de la communication,
sa propre existence. Par le mouvement, la lumière, le son,
c'est à l'image de nous-mêmes que les machines nous
renvoient; image multipliée, diverse et protéiforme,
figée ou mouvante, mais image insaisissable, presque
aussitôt disparue qu'apparue ; mirage toujours
recommencé mais mirage vrai qui est la mesure-étalon de
notre être quand nous ne pouvons sortir de nous-mêmes.
Nous désirons la connaissance de nous, même à
travers l'autre ; et les machines nous livrent par bribes une
connaissance partielle et fugace, tellement frag-mentée
qu'elle fait naître un désir d'unité, toujours
déçu, nécessairement, mais toujours vivace.
Prisonniers de l'impossible image de nous-mêmes, perroquets
vivants, déshumanisés devant un perroquet-machine,
cernés par des compteurs de gestes qui n'attendent qu'un
mouvement pour poursuivre leur inexorable calcul, nous sommes en
proie à la nostalgie de l'Autre ; Narcisses
déçus par notre image, nous désirons la
communication par le manque qu'elle crée en nous ; elle se
révèle par son absence, comme en " creux ,,, au moment
où elle nous manque le plus.
" LA CREATION SANS LENDEMAIN"
Productrices d'images éphémères, les
machines-outils nous bloquent dans l'espace et le temps, en nous
donnant l'illusion que, par notre perception du monde (voir les " Pochoirs ") et par
notre mouvement (voir l'" Horloge à voir le temps bouger "),
c'est-à-dire par notre volonté, par le seul jeu de
notre liberté, nous pouvons nous affranchir des lois de
l'espace et du temps. Illusion salutaire et bienfaitrice, car elle
nous ramène au point de vue de l'éternité, de
l'infiniment grand. Rembrandt dessinant sur le " Mur à
graffiti éphémères", c'est Michel-Ange sculptant
dans la neige. Les quelques secondes que durerait son dessin
équivalent très exactement aux mille ans que
peut-être durera son oeuvre. Camus justement écrivait :
"Travailler " et créer pour rien, sculpter dans l'argile,
savoir que sa création n'a pas d'avenir, voir son oeuvre
détruite en un jour en " étant conscient que,
profondément, cela n'a pas plus d'importance que de
bâtir pour des siècles, c'est la sagesse difficile que
la pensée absurde autorise. " Cette relativité de
l'œuvre d'art, son irréductible contingence ne peuvent se
comprendre que dans une nouvelle perception de la durée. Si la
création est " sans lendemain ", le seul bien qui nous reste,
c'est l'acte ; l'acte par lequel un instant devient
éternité, l'acte qui scelle la communion devant le
périssable. La machine, simple outil, rend possibles les
conditions de cette expérience qui nous permet de renouer avec
des religions anciennes ou de pressentir des religions à venir; elle nous apprend la modestie de notre condition autant que
l'importance du lien entre chacun de nos gestes, chacune de nos
pensées et ceux de l'ensemble des hommes.
La vraie communication s'éprouve dans le manque,
c'est-à-dire dans le Désir ; elle est cette
chaîne invisible qui relie les hommes et révèle
au cœur de chacun la quête d'une unité originelle qui
reste à conquérir.
J-P. Saidah
in Communication et langage N°22 |