Le jeu sur le réel
Transfert du réel et sa reconstitution, démontage et remontage de l'image, détournement fonctionnel de l'objet, Roland Baladi est un parfait exemple de l'homo ludens cher à Huizinga. Quel que soit le moyen utilisé, de l'aquarelle au cinéma ou de l'électronique au marbre, Baladi pratique le jeu de l'objet contre sa fonction. Un grand jeu sous des apparences diverses ou anodines, sur lequel se fonde sans doute toute notre culture.
Au début de septembre 1979, à l'occasion de l'inauguration du Forum des Halles à Paris, Baladi a présenté le "Tondo", un dispositif de projection en rond d'images enregistrées en plein ciel. Dans ce cas précis l'appareil jouait le rôle d'un périscope à la fois décalé et fixateur: fixateur d'un sujet visuel, image d'une réalité disparue (le ciel de Paris au moment de la prise de vues).
Lorsque l'artiste reproduit dans le marbre des objets caractéristiques du design contemporain, calculatrice digitale ou machine à écrire, l'opération de transfert-décalage du réel est encore plus évidente. La valeur d'usage de l'objet fonctionnel est réduite à néant, mais à elle se substitue le fétichisme esthétique de la forme alliée à la matière. On sait bien comment finissent les objets usuels, les outils, les lampes, les bassinoires ou les revolvers de nos grand-parents. Comment et où: ils viennent décorer le dessus de nos cheminées ou le mur de nos salons, après un bref séjour au Purgatoire du marché aux puces ou de l'antiquaire. |
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Tout semble indiquer que Roland Baladi éprouve un souverain plaisir à accélérer le processus de fétichisation du souvenir. Il anticipe allègrement sur la durée normale du destin fonctionnel de l'objet, il le plonge d'un seul coup dans l'univers de notre mémoire collective.
L'emploi du marbre n'est pas gratuit mais bien volontairement funéraire: il consacre la mort de l'objet au monde du design et sa renaissance au monde artisanal du souvenir. L'immédiat présent se fige dans le passé, à l'instar de la femme de Loth changée en statue de sel, à l'instar des statues du cimetière de Gênes, qui monumentalisent l'instant fatal et ultime du mort dont elles décorent le tombeau.
Simulacre certes, que ce détournement du réel à travers sa fonction et sa durée. Un simulacre d'antidesign qui crée une réalité nouvelle, un produit artisanal privilégié dans notre souvenir et doté du maximum possible d'am-biguités constitutives, puisqu'il relève en lui à la fois de l'art, du kitsch, du gadget.
Voilà bien les fétiches modernes qu'il nous faut exorciser Si nous voulons que notre sensibilité soit la monnaie de la Grande Nature. L'ambition de Roland Baladi est haute: Si le jeu sur le réel est le symbole du monde, la vie devient art absolu.
Milan, octobre 1979 Pierre Restany |