Baladi sort Duchamp  

 

  Jean-Paul Fargier   
             

 

 

 

Ecrire Paris en moto dans les rues de Paris n'est pas un acte artistique. Ou alors les enfants qui jouent à la marelle sont tous des artistes. Faire un P puis un A puis un R, etc... , en suivant à soixante à l'heure un parcours repéré sur une carte ne vaut guère mieux esthétiquement que sautiller en poussant une pierre de la "terre" au "ciel" sans mordre sur les lignes qui les séparent. Pourtant l'installation vidéo de Roland Baladi "Ecrire Paris dans les rues de cette ville" est une œuvre d'art, mieux une référence historique, une des quelques pièces qui resteront quand l'Art Vidéo aura été remplacé, classé, généalogisé dans l'histoire des productions artistiques du XXe siècle.

Comment la promenade motorisée de Roland Baladi devient-elle une œuvre d'art ? En s'exposant dans un Musée (ou tout autre lieu artistiquement classé : galerie, festival). Ce n'est pas en roulant dans Paris que Baladi avec sa moto fait œuvre d'artiste, mais en arrêtant son moteur et en la plaçant sur un piédestal (qu'il soit réel ou potentiel importe peu). Juste à côté - mentalement - du porte-bouteilles de Marcel Duchamp. Sans urinoir signé M.D. pas de moto signée R.B. Elémentaire mon cher Fils-de-quoi ... Pourtant Si l'histoire de l'Art au XXe siècle retiendra la moto vidéo de Roland Baladi ce n'est pas que celle-ci ajoute un objet de plus au catalogue fastidieux des ready-made post-duchampiens. Car elle n'est pas un ready-made, bien qu'elle descende du ready-made.

La moto qui écrit Paris dans les rues de Paris en faisant du sur place dans un musée fait bien plus que participer au mouvement d'appropriation des reliefs de la vie à des fins artistiques (qui permet à Villeglé et Hains de signer des affiches, à Spoerri des tables encombrées de restes de repas, à Armand des violons, à César des voitures et son pouce, à Vostell et Paik des téléviseurs) avec son écran de contrôle greffé entre les guidons, elle en désigne l'ori-gine : elle donne soudain à voir, avec une fulgurance aveuglante, le moteur de toute cette histoire. D'un moteur l'autre Le moteur n'est plus au niveau des cylindres. Le piston ne fait plus marcher la machine. L'invention de Duchamp (et tous ses dérivés sans parler de ses sous produits) carbure au temps reproduit. Au direct différé. A la répétition en série, mécaniquement exacte. C'est cela que vous lisez sur l'écran de la moto de Baladi, Si vous avez un peu de jugeote et deux sous de culture et vous en avez, sinon jamais l'idée d'enfourcher cette bête ne vous serait venue.

L'art en panne (Duchamp au salon du Bourget devant une hélice d'avion : "Nous sommes foutus, jamais nous ne ferons aussi bien") redécolle en collant à la panne, en faisant de la panne l'essence de l'art moderne. L'impossibilité de représenter amène à re-présenter l'irreprésentable : hop direct sur le socle. Le tour est joué. A refaire ce tour, combien d'artistes, ce sont épuisés ? Pas Baladi. Car sa moto n'a pas des ratés. Avec sa moto, Baladi ferme le ban, clôt la série, dit que la cour est pleine, qu'il s'agit de redémarrer. Sa tautologie (Paris dans Paris) boucle Duchamp sur lui-même en prenant du champ grâce à ce par quoi même le champ de Duchamp se trouvait bouché : la reproduction n'est pas un fatum mortel. On peut en sortir.

Baladi sort (de la parenthèse) Duchamp. Et plutôt deux fois qu'une. Il insiste, le bougre. Le nom de Baladi, dans l'histoire de l'art contemporain, est lié à deux gestes déci-sifs, inséparables, convergents la moto-vidéo, les objets en marbre. Le marbre et la vidéo vont dans le même sens. Ciseler grandeur nature des aspirateurs, des téléviseurs, des postes de radio, des fers à repasser, des ampoules électriques, des téléphones, des distributeurs de chewing--gum ou de Coca-Cola, des voitures (de la petite Fiat à la géante Cadillac) dans le matériau le plus noble de la sculpture, c'est à dire l'évidence (et de la plus belle façon) mettre un terme à la stérilité duchampienne sur le terrain même où elle s'est épanouie.

Baladi a signé plus de cent marbres ainsi constitués. Mais ce qui importe - il s'en aperçoit, dit-il, seulement aujourd'hui - c'est que le pre-mier de la série n'est pas n'importe quel objet : c'est un moniteur vidéo (bientôt suivi, pour compléter la panoplie, par un téléviseur et une caméra). De ce premier marbre sont sortis tous les autres. Cela est doublement vrai. Comme tête de série, principe à décliner ( à l'infini ... le monde entier peut y passer) comme référent. C'est indubitablement l'existence de la vidéo qui autorise le sur-gissement du ready-made en marbre. Dans l'objet en marbre la chose et sa représentation s'abîment tautologi-quement à la façon du simultanéisme télévisuel.

Le dernier marbre de Baladi, celui qui devrait clore la série, est un avion. Une Caravelle. Donc un avion portant le nom d'un bateau. Du bateau qui a découvert l'Amérique. L'Amérique où Duchamp a inventé le ready-made. Retour à Duchamp et à son indépassable hélice ? La Caravelle n'a pas d'hélice. C'est un avion à réaction. Baladi est un artiste à réaction.

 

Moto-vidéo, marbres en série... pourquoi Baladi fait-il tout ça (et quand on le connaît on se doit d'ajouter: avec beaucoup de détachement, non sans fierté car il a conscience de ses trouvailles, mais comme si cela ne le concernait pas) ? Pour déblayer le terrain avant/afin de faire autre chose. Quoi ? Du cinéma. De la représentation en mouvement. L'interdit majeur - au sens où il interdit toute autre représentation - c'est le cinéma. C'est au nom du cinéma - et pas de l'hélice d'un avion, pur tenant-lieu, pur prétexte - que Duchamp cale devant la peinture, et il lui faudra soixante ans avant de parvenir au nu d'Etant donné3. C'est vers le cinéma que se tourne Baladi quand il a déblayé le terrain. Sa série "Michael and Jello" (dans lequel l'oreille décèle une référence indubitable à Michel-Ange, peintre et sculpteur) équivaut à un retour à la pein-ture, à la sculpture, bref à la représentation. La preuve Baladi s'y adonne au bonheur du nu. Peu à peu, et dans le même épisode, ses personnages se dégagent du marbre des codes cinématographiques, traités comme des ready-made à sublimer par l'ironie ou l'esthétisme, pour vivre enfin vraiment, touche après touche, comme des modèles se métamorphosant soudain en tableaux, en sta-tues. Et là aussi, la vidéo (la Télé) profile son entêtante exi-gence de souveraineté. C'est elle qui, par sa seule présence, change tout, fait tout basculer vers les origines retrouvées, montre depuis belle lurette que c'est elle qui est la voie de la modernité.

 

Jean-Paul Fargier in Turbulences video, Paris, 19/02/91

 

1. Première apparition de la moto-vidéo en 1974, à l'ARC, Musée d'Art Moderne de la Ville de Paris. Récemment la Vidéothéque de la Ville de Paris lui en a demandé une nouvelle version (couleur).

2. Et devant le cinéma aussi bien. Il tourne littéralement en rond -comme une hélice ? - dans ses découpages "aux mots exquis" ciné-graphiques. Autre refus, encore plus significatif, de la représentation. 3. Didier Ottinger, dans Art Press de Janvier 91, montre à quel point ce nu reste cependant irréel, du fait en particulier de son absence de pilosité pubienne. Duchamp avait horreur des poils Or, pour peindre il faut des poils. Et des filles à poils. CQFD...

 
             
 
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