Roland Baladi aime les grands espaces qu'il parcourt à moto, en aile delta ou en Cadillac selon l'occasion. Il se promène aussi dans le monde de l'art. Nonchalant - en apparence - mais toujours et à juste titre, exigeant il produit ses séries en sachant attendre... le bon producteur il attend parfois longtemps, d'humeur égale car " dans la vie il n'y a pas que l'art " même si, comme lui, on a déjà connu le succès. De la vidéo au marbre, il n'y a qu'un pas que Baladi a franchi il y a déjà longtemps. Au cours de cet entretien, il revient sur son parcours, édifiant.

Gabriel Soucheyre

Enfance

Education chez les Jés, à Héliopolis en Egypte. Culturellement il n'y avait que le cinéma, un cinéma en plein air qui se transformait l'hiver en piste de patinage avec le Beau Danube bleu. Ce dont on se souvient le plus, c'est le sporting club créé par les Anglais, et les différentes " salles " de cinéma en plein air et les films américains avec des sous-titres en trois langues (arabe, français et italien) derrière lesquels on " voyait " quelques images, sous titres obligent.

Les premiers contacts, c'est Minelli avec ses amples travellings sur la musique, Hitchcock Quand je pense à cette période, je n'arrive pas à penser à autre chose... Il y a eu le scoutisme et les sorties scouts, des camps sur les felouques. Il y avait aussi la moto; vers la fin je pilotais une Matchless, une anglaise datant de la guerre, importée en Egypte par Montgomery; entretenue, réparée par la suite. Je me souviens des ballades dans le désert, des heures et des heures d'asphal-te fasceillant... Voilà pour ce qui est de mon enfance jusqu'à 18 ans. Solitaire à l'école, j'étais plutôt chef de bande chez les scouts. Je n'étais pas trop social : pas de partys, ni de goûters... Genre sportif, j'avais quand même un sérieux problème avec les filles... On n'avait pas trop de contacts... et je n'ai pas de sœur. J'ai un frère qui est suisse comme moi je suis français. Mon père a fait des études de dentiste en Europe, d'abord à Paris puis (c'était la guerre )à Genève mon frère a émigré là-bas et moi ici.

A 18 ans, je suis parti seul au Liban. C'était une désertion : il fallait que je fasse mon service militaire égyptien... et j'aurais sûrement était persécuté ne connaissant pas suffisamment l'arabe, et apparaissant comme un impérialiste. Mon père et ma mère sont de familles immigrées du Liban et d'Italie, mais tous les deux nés en Egypte. ils n'étaient pas musulmans, de langue et de culture française, et donc pris en grippe par l'équipe de Nasser... Donc, mes parents m'ont fait partir officiellement en Syrie (où on pouvait aller sans papiers) et je suis passé au Liban, en contrebande, de nuit.

En partant au Liban, je devais gagner Venise où ma mère m'avait inscrit à l'Académie (l'école des beaux-arts )... Mais ça ne s'est pas passé comme prévu: le passeur a mis six mois à me faire passer (peut-être pas tant, mais ça m'a paru une éternité)... Et j'ai manqué la rentrée de l'école... Pendant mon séjour au Liban, j'ai travaillé dans une agence de pub, et j'ai été cadreur à la télévision libanaise, à ce moment là je faisais des photogrammes trop longs a expliquer et dont il ne reste que des photos. J'ai d'abord vécu chez mon oncle, puis au YMCA qui était sur la plage à Beyrouth. En même temps que moi il y avait Peter Orlowsky; le copain de Burroughs et les autres... On discutait souvent mais évidemment je ne savais pas qui était Peter Orlowsky.
L'idée de Venise s'est estompée, petit à petit, remplacée par celle de Paris et des Arts Déco.

Formation

En fait, l'envie des Beaux-Arts me vient de la famille : mon père se voyait bien artiste, mais il a fait dentiste. Et il a toujours été sous entendu tout le temps que je ferais : artiste (moi au moins).

A Paris j'ai été refusé (sur dossier) aux Arts Déco... Comme je ne pouvais pas attendre une année de plus, je suis parti dans un pays dont je ne Connaissais pas la langue, l'Allemagne, pour faire des études d'arts plastiques traditionnelles... Et j'ai passé cinq années à Essen. Jusqu'en 69: j'avais 27 ans.

En Allemagne j'ai fréquenté un peu un groupe d'artistes qui faisaient de l'art cinétique, le " groupe zéro ", avec Gunther Ucker ,Otto Piene (1) qui était il n'y a pas longtemps au CAVS dont je suis toujours fellow... C'étaient mes potes et j'ai fait quelques pièces avec eux : une espèce d'appareil qui fabriquait de la lumière en fonction de la musique qu'on lui injectait : une sorte de light-show qui se faisait de lui-même. Pour eux j'ai fait aussi d'autres pièces... Quand je dis pour eux, c'est en fait pour la discothèque qu'ils avaient crée à Dusseldorf. J'ai fait quelques petites pièces, toutes les semaines je faisais ce light-show avec des fourmis dans des projecteurs de diapos, des petites choses pour animer les soirées...

La cinquième année de mes études, à Essen s'est en fait déroulée, - par dérogation à Genève ou j ai tourné comme directeur de la photo et comme acteur, un film réalisé par Daniel Farhi, un camarade d'Egypte, qui est toujours à Genève (C'est le créateur du New Morning). Ce film se nomme en français Les vieilles lunes et en anglais Bye Bye Butterfiy. Une année de tournage qui s'est terminée Cannes en 1969 (dans la Semaine de la Critique).

C'est à cette date que j'ai commencé à vivre en France. Je voulais m'intégrer réellement en France je travaillais avec un magnétophone pour m'entraîner à ne plus rouler les " R comme mes parents...
Arrivant à Paris j'avais tous les culots... Au retour d'Essen, j'ai pratiquement kidnappé Suzanne Pagé (2), la responsable de l'ARC : elle m'avait donné rendez-vous et elle a oublié. Je suis allé chez elle, en lui disant : " ma voiture est en double file en bas, venez voir la pièce ". Je l'ai arraché à son dîner!

A Paris, nous nous sommes installés aux Halles dans deux appartements, l'un au dessus de l'autre, situés dans un immeuble rue de la Réale, qui devait être démoli. A la place aujourd'hui il y a le Forum des Halles. Là, avec Pierre el Khoury, architecte libanais, et Pierre Magnin, photographe suisse, nous avons crée ISIS (International Selected Ideas and Systems). Pour cette société, on a eu qu'un seul boulot, mais qui m'a permis de développer certaines pièces. C'était le vingtième anniversaire d'EDF sur le plateau Beaubourg, où le musée n'avait pas encore été construit... Nous avons fait des dômes géodésiques avec, à l'intérieur, des systèmes liés à l'électricité et à l'interactivité. Il y avait une de mes pièces que j'ai ensuite exposée, le Mur à Graffiti éphémères, (acheté par l'Atelier des Enfants du centre Pompidou).
Le Mur à Graffiti éphémères est un grand mur phosphorescent avec toute une batterie de projecteurs articulés dont on pouvait orienter le faisceau de lumière blanche (légèrement ultra violet) afin de projeter un petit point sur l'écran. En faisant bouger ce faisceau, on parvenait à dessiner. Et cela à plusieurs, sur un même point et l'ensemble s'effaçait doucement. Cette pièce a été beaucoup achetée, au Japon, au Canada.... Mais je n'en ai conservé aucun exemplaire.

Itinéraire
C'était stupéfiant, j'arrivais juste d'Allemagne, et coup sur coup, j'ai fait trois ou quatre expositions à l'ARC. J'arrive à New York, je trouve tout de suite un marchand, Barbara London m'expose au MoMA, sans me demander ma carte!
Mais en fait, toutes ces relations tombaient en panne très souvent, elles étaient très difficiles à entretenir, c'étaient des impasses. Le public seul faisait et défaisait les choses.
J'ai commencé la série des statues en marbre. L'idée de ne pas faire moi-même mes sculptures était finalement ancienne: Rodin faisait exécuter par exemple tous ces marbres... Et moi je n'ai, de la même façon, jamais " fait " une pièce (mais ce n'est pas vrai).
C'étaient surtout des statues d'objets des années cinquante. C'est une série qui a bien marché... Je suis collectionné par pas mal de monde aux Etats Unis.

 

 

Et toutes ces pièces sont aujourd'hui disséminées un peu par-tout. C'est là où j'ai commencé à penser à Duchamp, à "entrer en compétition avec Duchamp ". Et je me suis aperçu que ce n'était pas possible qu'il avait dépassé les bornes, et que le mieux à faire, c'était de revenir en arrière. Pour Duchamp, il suffit d'exposer un objet dans un lieu de l'art, pour le transformer en œuvre.
Moi, je voudrais que, même jetés dans une décharge ces statues restent des œuvres.
J' y parviens sans doute dans le cas des objets en marbre, par le matériau lui-même. Mais, entre nous, je déteste le confesser...
J'ai quasiment fait toutes les statues que je m'étais fixées, sauf la Caravelle pour laquelle c'est le blocage total...
Pour réaliser la Cadillac, je me suis servi de la liste de toutes les statues qui ont été vendues par O.K. Harris, la galerie de New York (avec les prix, les références des collectionneurs, etc...) je les ai tous contactés pour leur demander une participation financière.J'ai commencé en 74. Et je n'ai exposé aux Etats Unis qu'en 1981.
1974 a été une année très riche finalement je n'ai fait, depuis, qu'exploiter des idées que j'avais eues à l'époque. Il est rare que j'ai une nouvelle idée. Même les choses récentes que j'ai faites, elles sont toutes inspirées par ce moment précis de ma vie. C'est aussi en 1974 que j'ai commencé à faire de la vidéo. Bizarrement ça relève de la coincidence... J'ai toujours aimé les images. En Egypte je regardais Minelli, au Liban j'étais cadreur. Longtemps j'ai pensé faire du cinéma. Et à un moment donné le CNAAV une mission ministérielle pour développer la vidéo, recherchait un artiste capable de faire ça. On m'a prété une caméra pendant une semaine, et j'ai enregistré cinq ou six heures de vidéo. Et j'ai fait Ecrire Paris avec les rues cette ville.
Il y avait les deux bandes à moto, et j'en ai fait d'autres qui se sont perdues parce que je les trouvées mauvaises... Et une autre, que je ne veux pas diffuser...
Je lance donc ces différents travaux puis je pars aux Etats Unis, parce qu'en France je me sentais dans une impasse. Une mauvaise passe aussi, une dépression sans doute liée à la mort de ma mère, et aussi à mon divorce; et je me disais aussi que les Français n'aiment pas ce que je fais, ils ne m'appellent jamais pour une Expo, et j'ai un marchand aux Etats Unis, je vais aller où ça marche. J'y suis, et c'est vrai que ça marché... On roulait en Cadillac, et on habitait dans un grand loft...
J'étais déjà parti une première fois en 1978 avec une bourse américaine Fullbright "...
Je suis allé au Centre Américain, puis à l'ambassade, ils m'ont montré des listes de bourses, j'ai repéré la " Fullbright ", rempli le formulaire. . Je ne connaissais personne, mais j'avais un sacré balaise de boulot ! Là je suis parti avec Catherine et Antonin qui devait avoir cinq ans : on s'est fait le truc américain ; on ne roulait qu'en Cadillac décapotable, on n'habitait que dans des villas avec piscine...

La Cadillac ne vient pas forcément des films de Minelli... : je l'ai expliqué dans un texte (cf Marble Cadillac project, publié dans ce numéro de turbulences).
Je reviens en France... En 1979 je repars. Fuis j'y retourne en 1981 pour ma première Expo. Ensuite j'en-chaine toute une série d'ex-pos. Puis j'y retourne en 1984, et là je demande ma Carte Verte ", que j'ai très rapidement sous prétexte que je suis un citoyen de notoriété internationale Et je reste jusqu'en 1986 avec Dominique.
Je rentre en pensant qu'on allait m'accueillir avec les bras ouverts parce que sans l'aide de l'AFAA j'avais vendu des œuvres françaises aux américains. Mais pas du tout, on me reçoit comme une brebis galeuse...
Plein d'organismes s' étaint montés, d'ingénieries artistiques... Mais peut-être que j'avais perdu l'habitude de la mauvaise éducation des gens au téléphone, des secrétaires, et des gens installés dans des bureaux. Aux Etats Unis, ce ne sont pas des secrétaires, ce sont tes interlocuteurs qui te répondent eux-mêmes au téléphone ou te renvoient ton appel.

Ici, pas question, j'ai envoyé une carte à Christine Van Assche (3), zéro réponse pendant des siècles, puis elle persifle (et signe) quand elle me voit à une Expo Ah tu m'as envoyé un truc "... Comme Si je l'avais dérangée...

Autre chose, encouragé par le succès de la Cadillac, j'avais ce projet de la Caravelle en marbre, et je pensais qu'Aérospatiale qui avait fabriqué la Caravelle pourrait lâcher quelque chose pour financer ce truc, ça pouvait être marrant... Ce serait long à expliquer; mais au bout d'un moment, je me décourage, et j'arrête...

C'est à ce moment là que j'ai arrêté de solliciter conservateurs et commissaires après avoir fait des dossiers pour faire acheter des pièces dans des FNACs, après avoir demandé des producteurs pour des installations... Sans succès. On m'a fait comprendre que j'avais passé l'âge des bourses. Aujourd'hui j 'attends que le téléphone sonne. L'année 98 est géniale, il a sonné deux fois!

Mes influences ? Robert Malaval (4) a été pour moi une espèce de modèle, plus vieux que moi, et toujours fringuant, sans compromissions... Il a eu beaucoup d'influence sur moi. Mais je pique un peu à tout le monde... Je copie lamentablement Jean ( Dupuy lui, au moins même quand il est chiant, c'est pour rire. Je pique aussi à des s gens qui ne sont pas des artistes. Mon s marchand par exemple, Ivan Karp, m'a appris à ne pas avoir d'agenda, à ne pas fixer de rendez-vous. Tu ne pouvais pas prendre de rendez-vous avec Ivan, il te disais : " tu viens, quand je termine on se voit... Ca ça m'a paru génial, parce que le nombre de rendez-vous que tu bloques, et qui ont compromis des choses beaucoup plus intéressantes...

Mon rôle, ma place? Il est convenu de croire que l'artiste a un message à délivrer; qu'il devait dire "voilà, nous, nous savons ... Notre boulot c'est de chercher devant vous et de vous montrer ce que c'est, des têtes chercheuses qui déterminent une manière de vivre, ou reconnais sent certaines choses, et cela avant les autres... En ce qui me concerne je pense que nous venons après les autres, sensibilisés par un ensemble de choses, et que nous disons, par des formes d'expressions particulières: "Regardez... moi aussi", avec des bricolages en dépit du bon sens.

 

1. Otto Piene, chantre du Sky Art, est directeur du Center for Advanced Visual Studies au Massassuchetts Institute 0f Technology a Boston.

2. Suzanne Pagé etait la directrice de l'aARC, Musée d'art moderne de la ville de Paris).

3. Christine Van Assche est conservateur (servi ce des nouveaux médias) au MNAM, Centre Georges Pompidou.

4 Robert Malaval est un peintre niçois qui s'est suicidé vers 1985. Sa dernière exposition s'intitulait Angel Dust ,  il peignait avec des paillettes.

 

 

 

Propos de Roland Baladi recueillis par Gabriel Soucheyre, en septembre 1998

© Turbulences [vidéo I art actuel] # 21 octobre 1998

 

 
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